Variation geolectale et terminologie en Roumanie et en République de Moldavie |
Ioana Vintila-Radulescu
Institut de Linguistique „Iorgu Iordan – Al. Rosetti”
Bucarest
1. Pour pouvoir mieux comprendre les particularités du rapport entre la variation géolectale et la terminologie en Roumanie et en République de Moldova il faut connaître en ses grandes lignes l’histoire des deux pays.
1.1. Le territoire de la République de Moldova a fait depuis toujours partie des Etats roumains (sous l’une ou l’autre de leurs formes – Moldavie, plu tard Roumanie) et a été inclus par la suite dans l’ex-Union Soviétique.
1.2. La majorité de la population de la République de Moldova, située à l’Est de la Roumanie actuelle, parle le roumain, tout comme celle de la Roumanie. Le roumain standard est fondé notamment sur le dialecte de l’ancienne Valachie (région du Sud de la Roumanie), mais les différences entre les dialectes roumains ne sont pas très poussées. Dans les villages de la République de Moldova on parle le dialecte moldave du roumain, qui est le même que dans la région de Moldavie appartenant à la Roumanie: les enquêtes dialectales ont relevé l’existence d’isoglosses communes, les différences opposant le Nord au Sud et non pas l’Est à l’Ouest.
1.3. Le pouvoir soviétique avait imposé en République de Moldova l’emploi du russe, une partie importante de la population devenant bilingue. L’usage du roumain s’était beaucoup restreint au cours de la période soviétique; il s’est mieux conservé en famille et à la campagne. Les autorités soviétiques se sont efforcées d’imposer à la langue cultivée des normes distinctes à tout prix de celles du roumain standard de Roumanie. Pour remplacer les mots communs avec ce dernier, y compris les termes internationaux, elles faisaient appel, d’une part, à des mots d’origine russe, aux formes russes des emprunts occidentaux ou à des calques sur le modèle du russe et, d’autre part, à des mots et à des phonétismes roumains dialectaux (voire moldaves) et archaïques.
1.3.1. Pour la première catégorie, celle des russismes, on peut citer les exemples suivants .
Le terme agricol «agricole» avait été remplacé par le composé sateanogospodaresc litt. «villageois-administrateur», sur le modèle du rus. selskohozeaistvennîi.
Au lieu du roum. autobúz «autobus» on avait imposé la forme aftóbus, avec la prononciation et l’accent du russe, qui emploie le formant international auto-sous la forme afto-; de même, au lieur du roum. microbuz «microbus» on a introduit les formes plus récentes, également sur le modèle du russe, micróbus, marsrutca ou rutiera.
Au terme hidrogen «hydrogène» on avait substitué nascator de apa litt. «géniteur d’eau», sur le modèle du rus. vodorod.
Les termes médicaux tels roum. histologie «histologie», microbiologie «microbiologie», pneumonie «pneumonie», traumatism «traumatisme» devaient être remplacés par les formes à phonétisme russe ghistologhie, microbiologhie – avec (g’) au lieu de (h) et de (g) -, pnevmonie, travmatizm – avec (ev) aulieu de (eu).
1.3.2. Pour la deuxième catégorie, celle des régionalismes, on peut citer les exemples suivants.
Au lieu du terme cancer «cancer» il fallait utiliser dans la terminologie médicale le mot populaire rac, signifiant également «écrevisse».
A la place de Ministerul Afacerilor Interne «le Ministère de l’intérieur» on avait imposé le syntagme Ministerul Treghilor Launtrise, comprenant le mot familier treaba, sous une forme de pluriel vieillie (la forme moderne étant treburi), et le mot vieilli launtric, les deux prononcés non pas selon leur forme de la langue standard, trebi et launtrice, mais avec le phonétisme moldave populaire – la palatalisation de b + i en (g’) et la prononciation (š) correspondant à (c) de la langue littéraire, etc., etc.
1.3.3. Le pouvoir soviétique a changé le nom même de la langue en moldave, prétendant qu’il s’agirait d’une langue distincte du roumain. Tous les linguistes occidentaux – ne pouvant être suspectés de parti pris – qui se sont occupés du problème ont démontré qu’il s’agissait toujours d’une seule et même langue, le roumain.
En même temps, le russe a peu à peu évincé le roumain en tant que langue officielle, de l’administration, de l’enseignement, de la science, de la technique et de la culture.
1.4. Après la chute de l’Union Soviétique, la République de Moldova est devenue un Etat indépendant et le roumain – sa langue officielle. Les autorités moldaves ont entrepris d’importants efforts pour remplacer le russe dans les domaines où il avait pris la place du roumain, prenant comme modèle la langue standard de Roumanie.
Dans le cas des termes ci-dessus, on constate, par exemple, en consultant le «Dictionnaire explicatif usuel de la langue roumaine» (DEU), rédigé sous les auspices de l’Académie des Sciences de la République de Moldova (1), que les seules formes admises sont autobuz et microbuz; de même, histologie, microbiologie, pneumonie, traumatism; sateanogospodaresc et nascator de apa n’y figurent pas, et pour leurs sens on y trouve agricol et hidrogen; le mot rac au sens de «cancer» porte la mention d’usage «populaire»; les formes trebi et launtrice y figurent avec leurs phonétismes littéraires, etc., etc. Et le Ministère de l’intérieur a repris le nom roumain, etc., etc.
Si on compare le DEU au DEX («Dictionnaire explicatif de la langue roumaine», rédigé sous les auspices de l’Académie Roumaine (2)), on trouve très peu de différences, par exemple detalist «vendeur en détail» dans le DEU, detailist dans le DEX, etc. Et qui plus est, dans le Dictionar ortografic românesc (3), la première forme a été remplacée par celle du roumain de Roumanie.
1.5. Ces derniers temps, les relations privilégiées des années ’90 entre les deux Etats de langue roumaine sont devenues moins étroites au niveau officiel. Les dirigeants de la République de Moldova se sont tournés de nouveau, pour des raisons politiques et économiques, vers la Russie et ont repris le terme moldave pour désigner la langue officielle du pays, en même temps que les efforts visant à faire revivre ses anciennes particularités locales.
L’intelligentsia du pays – dont notamment la plupart des journalistes (voir, par exemple, une revue telle Contrafort), les linguistes, les écrivains, etc. – s’oppose cependant de toutes ses forces à ces tentatives, continuant à suivre, pour ce qui est de la langue standard, les normes du roumain de Roumanie -, les écrivains ayant recours aux formes dialectales uniquement pour évoquer la couleur locale.
1.6. Quel que sera le sort ultérieur de la République de Moldova, il est hors de doute que dans l’immédiat il faut tenir compte de sa situation politique actuelle.
2. Pour ce qui est de la terminologie, la situation est à certains égards assez différente en Roumanie et en République de Moldova.
2.1. En Roumanie, tout comme dans les autres pays représentés au sein de Realiter, les terminologies scientifiques et techniques se sont développées au début de manière en quelque sorte naturelle et, jusqu’à un certain moment, spontanée. Depuis plusieurs décennies, leur évolution a été accompagnée d’un effort de normalisation, notamment dans certains domaines, tel celui de l’électrotechnique, etc. Après le tournant de 1989, certains domaines, dont notamment l’économie, l’informatique, l’audio-visuel, la musique jeune, la mode, etc. ont connu un développement explosif, qui a entraîné l’invasion de nombreux emprunts notamment à l’anglo-américain. La plupart en sont employés tels quels, n’ayant pas encore été adaptés aux particularités du roumain. Les préoccupations pour la terminologie ont gagné du terrain, stimulées notamment grâce aux impulsions qui lui ont été données par la Direction de la terminologie et de l’industrie des langues de l’Union Latine. En dépit de ces efforts, la normalisation de la terminologie en Roumanie est encore déficitaire, car il n’existe pas d’organismes officiels ayant ce rôle et de mécanismes précis à cet effet.
2.2. Par contre, en République de Moldova, tout de suite après son accès à l’indépendance, il n’existait pratiquement pas de terminologie administrative, juridique, scientifique et technique, etc. en la langue nationale – tout comme dans d’autres anciennes républiques soviétiques, tels les Etats baltes, etc. En la matière, presque tout était à faire, afin de remplacer dans tous les domaines la terminologie de la langue russe. Ceci a supposé un effort énorme, car il ne s’agissait pas de trouver uniquement des termes pour désigner en roumain des réalités nouvelles, dont le nombre est relativement restreint, mais également de dénommer en roumain toutes les notions de tous les domaines. C’est pourquoi entre 1990 et 1999, par exemple, ont paru plus de 50 dictionnaires, glossaires, lexiques terminologiques, ainsi que plus de 50 normes de terminologie (4).
Il était normal que, dans cette entreprise, les spécialistes et les terminologues moldaves ne partent pas à zéro et n’inventent pas une n-ième fois la roue, mais qu’ils fassent appel à d’autres langues, notamment romanes, et en premier lieu au roumain de Roumanie.
Cette situation a également un côté favorable: en agissant sur un terrain vide, on a la possibilité de diriger plus facilement un processus que lorsqu’on doit tenir compte de coutumes enracinées depuis longtemps. Le Centre National de Terminologie (CNT ) de Chisinau jouir de ce fait d’un prestige plus considérable que les institutions plus ou moins similaires de Roumanie: c’est au Centre que la plupart des institutions et des personnes intéressées demandent conseil au sujet des termes à employer pour désigner telle ou telle chose.
A son tour, le Centre moldave de terminologie d’adresse souvent à l’Institut de Linguistique de Bucarest pour lui demander son avis sur certains problèmes. La directrice du CNT, Mme Albina Dumbraveanu,par exemple, nous a demandé récemment quel était le terme correspondant en Roumanie à l’angl. home cinema; malheureusement, aucun terme roumain ne s’est encore imposé en Roumanie non plus pour désigner ce système moderne, qu’on désigne toujours du terme anglais, un terme du genre cinema de casa semblant ridicule.
Les décisions du CNT, dont certaines font l’objet de normes officielles, sont respectées dans la plupart des cas.
3. Pour les terminologues il y a en principe deux attitudes possibles, en fonction de la philosophie qu’on adopte: créer des termes tout à fait nouveaux dans la langue en question et essayer de les imposer aux spécialistes et, partant, au public, ou bien enregistrer les termes en usage et, si nécessaire, en recommander quelques-uns au détriment d’autres, proposer des corrections pour les termes mal formés, etc., ce qui est beaucoup plus raisonnable et recommandable.
Dans le cas du terme angl. hand-out «exemplier», employé par les linguistes roumains, par exemple, j’ai organisé, à l’occasion du colloque sur les néologismes qui a eu lieu récemment en Roumanie avec l’appui de l’Union Latine, un concours suivi d’un scrutin, dans le cadre duquel on a opté pour l’équivalent roumain suport de prezentare, formé sur le modèle de suport de curs. Les deux participantes moldaves se sont engagées à diffuser le terme roumain dans leur pays également. Après mes premières expériences à l’occasion de deux colloques qui ont eu lieu à Iasi et à Cluj, je suis cependant sceptique quant à ses chances de succès en Roumanie. Et si les linguistes sont si réticents quand il s’agit de remplacer des termes anglais par des correspondants roumains, à quoi s’attendre de la part des spécialistes d’autres domaines, qui emploient couramment l’anglais en tant que lingua franca?
Les terminologues de la République de Moldova n’ont pas eu, dans la plupart des cas, à faire face au dilemme mentionné ci-dessus, étant obligés, dans la plupart des cas, de proposer eux-mêmes des termes aux spécialistes des différents domaines.
Dans ces conditions, puisqu’il s’agit toujours de la même langue roumaine, à quoi bon ne pas proposer les termes en usage en roumain de Roumanie au lieur de créer des termes différents à tout prix, qui posent par la suite des problèmes d’équivalence?
C’est pourquoi le CNT s’efforce de promouvoir, pour les noms de métiers (5) plus ou moins récents, par exemple, des termes communs au roumain, tels automatist «spécialiste de l’automatique» ou agent de bursa «courtier» au lieu de automatician, respectivement, realizator (calque du russe) et macler; de même, le terme master «diplômé d’un mastère» au lieu de magistrat, magistru ou magisterant; dont le premier présente le désavantage de prêter à des confusions avec les sens du domaine juridique et le second a d’autres sens également ; le verbe a debloca «débloquer» au lieu de a disbursa; taxa pe valoarea adaugata «taxe sur la valeur ajoutée» – ayant la même abréviation qu’en français, TVA – à impozit pe valoarea adaugata, litt. «impôt sur la valeur ajoutée»; etc.
4. En concluant, je pense que, dans la pratique des dictionnaires terminologiques roumains ou plurilingues, la solution idéale serait de refléter, pour le roumain, uniquement la variation géolectale réelle dans le domaine de la terminologie entre les deux pays ayant cette langue en commun. Pour ce faire, il faudrait faire vérifier les termes différents tant par l’Institut de Linguistique de Bucarest que par le Centre National de Terminologie de Chisinau, pour ne pas risquer d’inclure des termes non validés par la pratique – de simples traductions et adaptation des termes anglais ou bien des syntagmes comprenant des mots roumains archaïques, familiers, etc., que personne n’emploie et qui n’ont aucune chance de se généraliser.
(1) Academia de Stiinte a Republicii Moldova, Institutul de Lingvistica, Dictionar explicativ uzual al limbii române (DEU), Editions Litera, Chisinau, 1999.
(2) Academia Româna, Institutul de Lingvistica „Iorgu Iordan”, Dictionarul explicativ al limbii române (DEX), II-e édition, Editions Univers Enciclopedic, Bucarest, 1996.
(3) Academia de Stiinte a Republicii Moldova, Institutul de Lingvistica, Dictionar ortografic românesc (DOR), Editions Litera, Chisinau, 2000.
(4) V. la disquette accompagnant le numéro hors série La terminologie en Roumanie et en République de Moldova de la revue «Terminometro» ou sa version roumaine Terminologia în România si în Republica Moldova, Editions Clusium, Cluj, 2000, pp. 113-114 et, respectivement, 126-127.
(5) Cf. COR.Clasificarea ocupatiilor din România, Editions Meteor Press, Bucarest, 2003.