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Dépeuplement de la Moldavie

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La Moldavie face à la catastrophe du dépeuplement*

25 mai 2005

Elena Nyanenkova, photos de Valentyn Bejan

Pour Larysa Byrka, présidente de la Croix-Rouge de Moldavie, son pays est confronté à une véritable catastrophe démographique. “La migration”, explique-t-elle, “est un phénomène qui touche chaque famille et qui se traduit par un dramatique exode des cerveaux et des forces vives de la nation.”

En 2004, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a publié la première enquête exhaustive sur ce sujet en Moldavie.

L’émigration, soulignait-elle, avait atteint des proportions énormes et représentait un défi majeur pour le gouvernement de Chisinau.

Cette même année, World Population Data Sheet – une étude des tendances démographiques éditée par le Population

Reference Bureau sis à Washington – estimait que la population moldave chuterait de 4,2 millions à 3 millions d’ici 2050. Un tel déclin serait largement supérieur à la moyenne de l’Europe orientale, une région où la démographie enregistre pourtant une baisse généralisée.

De dimensions modestes, la République de Moldavie est enfermée entre la Roumanie et l’Ukraine. Depuis l’effondrement de sa région industrialisée du Dniester et le démantèlement de l’URSS, elle a lutté pour tenter de mettre en place une économie viable et assurer des conditions d’existence décentes à ses habitants.

Néanmoins, en dépit d’une croissance soutenue depuis 2000, elle reste le pays le plus pauvre d’Europe. Le salaire moyen est inférieur à 100 dollars par mois et, en 2001, 80 pour 100 de la population vivait encore en dessous du seuil de la pauvreté.

A l’échelle de ce petit pays, la migration est énorme. Les estimations relatives au nombre de Moldaves travaillant à l’étranger varient, mais le chiffre officiel s’établit à environ 600 000. “En réalité, nous pensons qu’ils sont actuellement près d’un million”, déclare Alan Freedman, chef de mission à l’OIM.

“La première vague de migration de masse a eu lieu en 1993-1994. Elle a été une conséquence directe du démantèlement de l’Union soviétique”, explique Olga Poalelungi, directrice des services gouvernementaux de la migration. “Pendant cette période, les gens sont partis essentiellement en Russie, la destination traditionnelle tout au long de l’ère soviétique. Sa proximité et le fait qu’aucun visa n’était nécessaire pour y pénétrer rendaient ce pays très attractif.

“La seconde vague, en 1995-1996, a visé principalement la Turquie, mais les candidats à l’exil dans ce pays se sont heurtés à des réglementations très strictes. Depuis, nos migrants ont privilégié l’Italie, le Portugal et l’Espagne, puis, plus récemment, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Irlande. Désormais, il s’agit essentiellement de jeunes gens instruits et parlant des langues étrangères.”

La famille traditionnelle n’a pas résisté à une décennie d’exode. Séparations et divorces se multiplient et les enfants, qui se retrouvent souvent sous la garde d’autres membres de la famille, voire de voisins, sont de plus en plus exposés à la violence et à l’exploitation.

La “féminisation” de la misère constitue un autre problème très préoccupant.

Désavantagées en termes d’opportunités économiques, les femmes choisissent de partir dans l’espoir d’améliorer leurs conditions d’existence et celles de leurs enfants. Mais, dans une société qui reste fondamentalement matriarcale, cela entraîne trop souvent l’explosion de la famille et l’abandon des enfants.

Une nouvelle ruée vers l’or

Les Moldaves qui travaillent à l’étranger envoient au moins 500 millions de dollars par an dans leur pays, soit plus que le budget de l’Etat. Une partie de cette manne est consacrée à l’achat de voitures haut de gamme et à la construction de luxueuses résidences qui poussent comme des champignons dans tous les quartiers de Chisinau.

“Pour moi, ça ressemble à une ruée vers l’or”, commente Freedman. “La nouvelle de l’existence du filon se répand comme une traînée de poudre et, en un rien de temps, c’est l’explosion.”

Comme toujours en pareilles circonstances, une foule d’exploiteurs prospère dans les coulisses de cette nouvelle ruée. “Une multitude de gens dans le pays présentent la migration comme une solution miracle et organisent de juteux trafics humains”, poursuit Freedman.

“L’exil est tenu pour l’unique chance réelle d’améliorer sa situation économique et cela crée les conditions idéales pour les parasites en tout genre.”

En 2000 et 2001, les Balkans ont été la destination privilégiée du trafic humain en provenance de Moldavie. Mais, aujourd’hui, les passeurs et autres exploiteurs se sont réorientés en direction du Moyen-Orient.

“Les enfants qui restent au pays quand leurs parents s’exilent sont souvent spécialement vulnérables”, affirme Veronica Lupu, qui dirige l’ONG moldave Femmes pour une société moderne. Les trafiquants misent sur le fait que ces enfants, manquant d’un soutien adéquat dans leur pays, n’ont aucun désir de revenir en arrière.

Larissa, 14 ans, vivait à la rue, ayant quitté son foyer pour échapper aux mauvais traitements de son père. Un jour, elle a rencontré une femme qui lui a procuré un faux passeport et l’a emmenée à Odessa, en Ukraine. Il est impossible de savoir ce qui s’est passé là-bas – la jeune fille ne veut pas en parler. En revanche, elle admet avoir supplié qu’on ne la renvoie pas chez elle, car, affirme-t-elle, son père la tuerait.

Les Moldaves n’ont guère conscience du phénomène de l’exploitation humaine. “Les femmes et les jeunes filles ne parleront jamais ouvertement de ce qu’elles ont vécu”, explique Tatiana Allamuradova, directrice du centre de liaison des ONG moldaves dans la région essentiellement agricole de Gagauzia. “Ici, les gens sont très conservateurs et ils ont vite fait d’étiqueter ces malheureuses comme prostituées.”

Pourtant, le trafic ne résulte pas du désir des jeunes filles de se prostituer, mais de la soif de profit des trafiquants, note Veronica Lupu. “La plupart des victimes sont des enfants de familles défavorisées. Personne n’a le droit de les blâmer.”

Ion Bejan, qui dirige le service gouvernemental de lutte contre le trafic humain, met en lumière un autre aspect particulièrement révoltant de cette industrie. “Les enfants handicapés et les adultes invalides revêtent une valeur spéciale pour les trafiquants. Le sentiment de pitié qu’ils inspirent favorise la générosité des personnes qui croisent leur chemin dans la rue. Une prostituée à Moscou peut gagner dans les 300 dollars par jour, mais une personne handicapée en Pologne collecte jusqu’à 700 dollars.”

Marina, 35 ans, a cru que sa chance était arrivée quand on lui a offert un emploi dans la vente en Pologne avec la possibilité d’emmener son fils de deux ans, qui n’a qu’une seule jambe. Mais les généreux “recruteurs” se sont vite révélés être des trafiquants qui comptaient exploiter le garçon en le faisant mendier.

“Chaque matin, ils ébouillantaient sa jambe jusqu’à ce qu’elle devienne rouge”, raconte Marina. “Si j’essayais de les empêcher, ils nous battaient. Je n’arrive pas à me pardonner que mon fol espoir d’une vie meilleure ait entraîné de telles tortures physiques et mentales pour mon enfant.”

Dans n’importe quel village moldave, on peut rencontrer des enfants qui n’ont pas vu leurs parents depuis deux ans, ne leur ont pas parlé depuis un an et n’ont aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. “Durant notre campagne d’été, nous avons sillonné tout le pays pour recueillir des témoignages”, rapporte Freedman.

“Nous avons découvert que ce qui est normal, ici, ce n’est pas que tous les membres d’une famille vivent ensemble, mais qu’ils soient séparés. Ce qui est normal, c’est que les parents s’exilent en laissant leurs enfants derrière eux.”

Dans le village de Chimishlya, à 70 kilomètres de Chisinau, j’ai rencontré deux frères: Maxim, 7 ans, et Todor, 11 ans. “Nous ne savons plus à quoi ressemblait maman, mais elle avait des cheveux blonds”, raconte Maxim. “Elle était belle”, ajoute Todor.

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Todor et Maxim, qui vivent auprès de leur grand-père âgé de 70 ans, n’ont pratiquement plus aucun souvenir de leurs parents

Maxim ne sourit jamais. Pourquoi? “Je ne peux pas”, me répond-il sans hésiter. Sa mère et sa grand-mère sont parties en Italie il y a plus d’un an, laissant les deux frères à la garde du grand-père. Malade et démuni, ce dernier est incapable de s’occuper d’eux convenablement.

De loin en loin, la grand-mère envoie de la nourriture et un petit peu d’argent, mais la mère semble les avoir complètement oubliés.

“Seuls deux élèves de ma classe vivent avec leurs deux parents”, déclare Natalia Kele, l’institutrice de Todor. “Tous les enfants ont besoin du soutien de leurs parents. Ceux-ci se sentent perdus et ne croient plus en rien.”

Une génération perdue

“Le plus inquiétant, c’est que la migration a un impact extrêmement négatif sur la structure familiale”, note Tatiana Allamuradova. “La plupart des parents empruntent pour partir et ne laissent pas le moindre argent à leurs enfants.” Dans ces conditions, des milliers d’enfants moldaves sont contraints d’affronter la dure réalité économique bien avant d’y être prêts. Certains avouent n’aller à l’école que pour le repas gratuit.

“Notre priorité consiste à aider les plus vulnérables”, déclare Larysa Byrka.

“Aujourd’hui, la migration présente un énorme défi que nous voulons relever. Nous avons soumis à la Croix-Rouge de Norvège des projets d’activités pour les enfants des rues et les enfants de familles défavorisées. Nous espérons être bientôt en mesure de lancer des services de soutien psychologique, des programmes pour les jeunes et des campagnes de sensibilisation.”

Dans la plus optimiste des hypothèses, la population moldave est stagnante, mais elle vieillit. Selon une étude publiée en 2003 par le Fonds des Nations unies pour la population, le pays aura perdu entre 2000 et 2015 quelque 76 000 femmes en âge de procréer, et la pauvreté fait que la plupart des familles n’élèvent qu’un seul enfant.

“On peut croiser des jeunes gens et des trentenaires dans les rues de Chisinau, mais pas dans les campagnes”, remarque Freedman. “En fait, les gens de 16 à 50 ans en sont totalement absents, ils sont tous partis. C’est comme une guerre, une génération perdue.”

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Seuls deux des dix-huit élèves de la classe de Todor vivent avec leurs deux parents

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La Moldavie est un des pays les plus pauvres de l’Europe. En 2001, on estimait que 80 pour 100 de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté

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